Le 9 octobre, la convention nationale du Parti socialiste prendra position dans le débat, passablement hypocrite, entre libre-échangisme et protectionnisme. Je dis hypocrite, car les champions du libre-échange intégral sont souvent libre-échangistes pour les autres et s’ingénient à se protéger eux-mêmes. Quant à ceux du protectionnisme, ils postulent que leurs partenaires commerciaux s’abstiendront de toute rétorsion et se contenteront de protestations vigoureuses. En réalité, aucune économie n’est totalement ouverte ou fermée, à l’exception peut-être de celle de la Corée du Nord ! Les Etats-Unis, la Chine, l’Allemagne combinent à la fois ouverture et protection. Le débat porte sur les règles, l’encadrement, l’organisation du commerce international. Contrairement aux libre-échangistes, les socialistes ne croient pas que c’est en abaissant au maximum et au plus vite les obstacles à la libre-circulation des marchandises, des services et des capitaux, que l’humanité connaîtra la croissance la plus forte, la plus durable et la plus équitable.
La libéralisation et l’accélération spectaculaire des échanges internationaux depuis 1945 (et singulièrement depuis 1990) ont, certes, favorisé la croissance mondiale et permis le décollage des pays émergents – la Chine, l’Inde, le Brésil… Elles ont facilité l’avènement de la troisième révolution industrielle, celle de l’Internet et des biotechnologies. Mais elles ont débouché aussi sur des déséquilibres majeurs et périlleux : le surendettement massif et la désindustrialisation au Nord ; la déstabilisation explosive de nombreuses sociétés au Sud, soumises à une ouverture économique trop rapide et trop brutale. Des atteintes aussi, bientôt irréversibles, portées à notre environnement.
Contrairement aux chantres du protectionnisme, les socialistes ne pensent pas que c’est en dressant de hautes barrières douanières et en imposant de stricts quotas d’importations que nous parviendrons à sauver nos industries, nos emplois, nos acquis sociaux, face à la concurrence des pays à bas salaires. L’histoire des années 1930 nous enseigne qu’une telle politique aggrave la crise en contractant le commerce mondial, et mène à la confrontation…
A l’heure de l’internationalisation de la chaîne de production et du basculement vers l’Asie du centre de gravité de l’économie mondiale, un tel protectionnisme serait suicidaire. Nous sommes convaincus qu’entre le libre-échange intégral et le protectionnisme autarcique, – fût-il continental -, il y a une place pour une voie efficace que nous voulons installer au coeur de notre projet : celle du juste échange.
Le juste échange, c’est celui qui respecte les normes non marchandes – sanitaires, environnementales, sociales, culturelles – défendues par les agences spécialisées de l’ONU (OMS, OIT, PNUE, FAO, Unesco,…) et les ONG, et s’efforce d’intégrer ces normes dans les traités commerciaux internationaux. C’est celui qui ménage des périodes de transition suffisantes, au Nord comme au Sud, pour permettre les adaptations nécessaires des systèmes productifs et des emplois, induites par l’ouverture à la concurrence, et enrayer, dans nos pays, le processus de désindustrialisation. C’est celui qui n’hésite pas à protéger les industries naissantes au nom de la préparation de l’avenir et les activités stratégiques au nom de la défense de la souveraineté.
Le juste échange poursuit trois objectifs : maintenir les pays de l’Union européenne dans le peloton de tête des nations les plus développées ; favoriser le développement des pays du Sud (et en particulier celui des pays les moins avancés) ; sauvegarder nos équilibres écologiques. Il peut et doit être le moteur privilégié pour l’avènement d’un monde dans lequel les droits à la santé, à un environnement préservé, au travail décent, à l’identité culturelle compteront autant et davantage que ceux du libre commerce.
Pour substituer le juste échange au libre-échange, la bataille des normes est un instrument puissant. Forte de ses 500 millions de consommateurs, l’UE dispose d’une force de négociation considérable pour faire prévaloir les normes qu’elle aura définies comme condition d’accès à son marché. Elle doit en user pour promouvoir des normes mondiales conformes à ses valeurs, ses préférences collectives, mais aussi à ses intérêts légitimes.
L’UE doit obtenir que les normes non marchandes – sanitaires, environnementales, sociales, culturelles – soient aussi contraignantes que les normes commerciales défendues par l’OMC. Et qu’un organisme de règlement des différends soit habilité à trancher en cas de conflit. Les ONG, les syndicats, les partis et gouvernement progressistes sont les forces motrices de ce combat.
En cas d’échec des négociations sur les normes, l’UE doit mettre en place des écluses tarifaires. S’agissant de la lutte contre le réchauffement climatique, par exemple, si l’échec du sommet de Copenhague se répète à Cancun, l’Union doit appliquer unilatéralement la stratégie pour laquelle elle s’est engagée : réduire de 20 % en 2020 ses émissions de gaz à effet de serre, augmenter de 20 % ses énergies renouvelables et de 20 % ses économies d’énergie. Mais elle serait en droit, alors, de prélever une contribution énergie-climat à ses frontières (écluse carbone) à l’encontre des grands pollueurs qui ne consentiraient pas le même effort. La lutte contre le réchauffement climatique n’est pas du protectionnisme, elle n’est pas un prétexte pour défendre nos entreprises, elle correspond à l’intérêt général de l’humanité.
De même, nous devons défendre notre modèle social et ne pas hésiter à suspendre le régime des préférences commerciales à l’encontre des Etats qui ne respectent pas les normes de l’Organisation internationale du travail : interdiction du travail des enfants ; non-recours au travail forcé ; droit reconnu aux salariés de s’organiser pour négocier collectivement leur contrat de travail. En temps de crise, l’histoire s’accélère.
Le numéro un de la City, Alex Adair, chef de l’Autorité britannique des services financiers (FSA), défend désormais la taxe Tobin ; José Manuel Barroso revendique le droit d’émettre des obligations européennes – les Eurobonds – pour financer les grands travaux transcontinentaux d’infrastructures et les grands programmes d’investissement ; Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, achète de la dette souveraine sur le second marché. Qui l’aurait cru il y a seulement un an ?
Etre réaliste, pour la gauche, ce n’est pas se prosterner devant la réalité telle qu’elle est aujourd’hui. C’est anticiper la réalité telle qu’elle devrait et pourrait être demain et se mobiliser pour la faire advenir. Ne craignons pas d’être ambitieux.