Tribune de Françoise Castex publiée par Libération, en réponse aux propos de la Commissaire Neelie Kroes sur « l’intérêt des offres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moins élevé. »
http://www.liberation.fr/medias/2013/01/23/internet-neelie-kroes-n-est-pas-neutre_876074
TRIBUNE Pour la députée européenne Françoise Castex, sous couvert de libre choix de l’utilisateur européen, la Commissaire fait le lit de Google, Facebook et autres multinationales non européennes et brade nos droits fondamentaux.
Par Françoise Castex, Députée européenne (PS)
Dans une tribune publiée sur le site de Libération il y a quelque jours, la Commissaire européenne à l’Agenda numérique, Neelie Kroes affirmait: «L’intérêt public ne s’oppose (…) pas à ce que les consommateurs s’abonnent à des offres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moins élevé.» Ces déclarations ne peuvent rester sans réponses tant elles sont inacceptables, aussi bien d’un point de vue économique qu’au regard de nos droits fondamentaux à l’ère numérique. En acceptant que les fournisseurs d’accès à internet (FAI) proposent des offres différenciées d’accès à Internet, qu’ils puissent vendre un accès à un Internet bridé et proposer des options payantes pour débloquer l’accès à d’autres applications, Neelie Kroes légitime l’idée de transformer la ressource publique mondiale que doit être Internet en un réseau de distribution privé pour le seul bénéfice de quelques acteurs. Derrière ces restrictions au trafic que prône la Commissaire se cache la volonté de certains grands opérateurs de réintroduire une rareté artificielle là où, avec l’essor d’Internet, l’abondance était devenue la règle. Il s’agit, de fait, de mettre en place des moyens de ralentir ou de filtrer certains contenus de manière sélective en fonction des accords commerciaux entre fournisseurs d’accès et fournisseurs de contenus.
Dans ce système, les opérateurs nous proposent une sorte de vente liée: ils favorisent l’accès des citoyens au réseau à condition que ces derniers aillent dans leurs «magasins». Peut-on imaginer des autoroutes à péage qui ne conduiraient les automobilistes qu’à certaines destinations choisies par la société autoroutière ? On voit mal dès lors quel est le «libre choix» du consommateur dont parle Neelie Kroes pour justifier cette option. «Libre choix» de payer plus? «Libre choix» d’être un consommateur captif d’ententes commerciales qui lui dictent à quels contenus il peut avoir accès ? Internet au lieu d’être cette formidable ouverture au monde et à la connaissance pour tous deviendrait un piège qui se referme sur l’internaute prisonnier de son fournisseur d’accès.
D’un point du vue économique, ce modèle se situe aux antipodes des intérêts européens et du développement de l’économie numérique. Alors que dans la réforme du trafic ferroviaire, la Commission européenne défend l’«unbundling»(séparation effective, tant organisationnelle que stratégique, de l’opérateur et du gestionnaire d’infrastructure), alors que le Commissaire actuel à la concurrence, M. Almunia, vient de tacler Google pour abus de position dominante, Mme Kroes promeut une logique complètement inverse, remettant en cause la neutralité des réseaux, au risque du verrouillage du marché du numérique et de la création d’oligopoles dominants. C’est faire le jeu des géants nord-américains au détriment des PME et autres start-up européennes qui, la plupart du temps, n’auront pas les moyens de passer des accords financiers avec tous les opérateurs pour développer une nouvelle offre qui soit accessible aux consommateurs. En d’autres termes, c’est favoriser des éditeurs de contenus non européens, déjà dominants sur le marché, au détriment de l’émergence de fournisseurs de contenus européens. Sous couvert de libre choix de l’utilisateur, la Commissaire déroule le tapis rouge aux Google, Apple, Facebook et autres. En tout état de cause, il s’agit d’un coup dur porté à l’innovation et au développement de l’économie numérique européenne.
Mais, le plus grave, dans les propos de Neelie Kroes, est qu’ils sonnent comme un renoncement de la puissance publique à agir sur le fonctionnement d’Internet, comme une soumission du politique à quelques géants économiques qui ont accaparé le net à leurs seuls profits. Ainsi, elle renvoie aux calendes grecques une possible intervention des pouvoirs publics alors que c’est précisément maintenant qu’il faut agir ! Le législateur doit intervenir au moins pour les deux raisons que j’évoque ici, pour des motifs économiques et pour protéger les libertés fondamentales des citoyens européens. En plusieurs occasions (Paquet Télécom, rejet d’ACTA), le Parlement européen s’est fait le relais des citoyens pour affirmer le principe fondamental de la neutralité des réseaux. Seul l’utilisateur final ou l’autorité judicaire, dans le cadre d’une procédure contradictoire, devraient décider s’ils restreignent ou pas l’accès à certains contenus. Il s’agit d’un droit fondamental non négociable. De ce point de vue, le vote d’une loi qualifiant de délit pénal grave le fait qu’un intermédiaire technique porte atteinte à la liberté d’expression ou à la liberté d’accès à l’information devrait s’imposer avec évidence dans un État de droit.La question de la rentabilisation des investissements ne peut pas remettre en cause ce principe. Raison pour laquelle, les autorités publiques nationales, locales et bien sûr européennes doivent garder la main sur l’aménagement territorial des infrastructures du numérique.
Laisser l’initiative de l’investissement aux opérateurs privés est un non-sens économique et politique. D’abord parce que ces opérateurs équipent de façon redondante les zones rentables, en délaissant les zones rurales à l’investissement public. Il serait bien plus efficace que le législateur intervienne pour découpler la construction et la maintenance du réseau de son utilisation, comme c’est déjà le cas pour les réseaux électrique et ferroviaire. Cette péréquation conduirait à des économies conséquentes tant pour l’usager que pour les collectivités locales. D’un point de vue politique, nous voyons que le repli des autorités publiques conduit aussi à privatiser le fonctionnement d’Internet et à soumettre la liberté de circulation sur le net aux intérêts de quelques grands groupes. Le pseudo « libre choix » du consommateur n’est alors qu’un leurre qui pourrait avoir des conséquences profondes sur la liberté d’expression et d’information et l’égalité d’accès aux savoirs. Notre responsabilité politique est de garantir ces libertés et égalités d’accès, pas de pousser les citoyens à une servitude, aussi «volontaire» soit elle.