Quel sera l’impact sur l’avenir de l’Europe de la crise économique, de la nouvelle division internationale du travail et du basculement vers l’Asie du centre de gravité de l’économie mondiale ? Trois scénarios – un noir, un rose, un gris – sont à envisager.
Le premier est celui d’une lente mais inexorable désagrégation de l’Union européenne : face à la montée des périls, c’est l’égoïsme sacré des nations qui prévaut. Chaque pays défend avant tout ses intérêts nationaux. La Grande-Bretagne laisse filer la livre sterling et s’oppose à toute réforme du système financier international, pour complaire à la City.
L’Allemagne et ses alliés d’Europe du Nord souhaitent préserver un euro fort et exigent un rapide retour au respect des critères de Maastricht : ils demandent aux pays du sud de la zone euro – Grèce, mais aussi Portugal, Espagne, Italie, France – de réduire leurs dépenses publiques ou, en cas de refus ou d’échec, de « sortir » de l’euro. Les pays du « Club Med » élargi ne peuvent pas rétablir leur compétitivité en recourant, comme par le passé, à la dévaluation de leur monnaie. Et les politiques d’austérité auxquelles ils sont acculés aggravent leur récession, en éteignant le seul moteur soutenant encore leur économie : la consommation. Ces pays ne sortiront pas d’eux-mêmes de l’euro, qui les protège malgré tout.
Mais si leurs politiques de rigueur échouent à les faire revenir dans les clous de Maastricht ; si, en conséquence, l’euro chute en deçà d’un certain seuil, c’est l’Allemagne elle-même qui pourrait sortir de l’euro et rétablir le mark fort et une zone mark. Réunifiée, réhabilitée, reconnue première puissance industrielle et exportatrice du continent, elle entend jouer le rôle d’une puissance globale. D’autant que s’ouvre devant elle la mise en valeur des pays de l’Est européen, Russie incluse.
En ressuscitant les « dévaluations compétitives », la désagrégation de l’euro sonne le glas du marché unique, qui se hérisse à nouveau de barrières douanières. N’ayant rien appris ni rien oublié, la Commission et le Conseil européen persistent à faire prévaloir le strict respect des lois de la concurrence sur l’émergence de champions industriels continentaux. Le budget de l’UE reste inférieur à 1 % du PIB européen. Privée des moyens financiers et institutionnels de son application, la « stratégie UE 2020 pour une croissance intelligente, durable et inclusive » reste incantatoire.
Chaque Etat membre soutient ses propres champions dans une lutte fratricide qui fait le jeu des pays émergents. La désagrégation de l’UE s’accompagne d’une désindustrialisation et d’un affaiblissement économique de l’Europe, qui minent son modèle social. Le spectre du continent musée, d’une « Grande Suisse », objet et non plus sujet de l’histoire, devient réalité.
Le second scénario, « rose », est celui d’un second souffle européen. Comme toujours, depuis soixante ans, l’Europe avance à la faveur de ses crises. Elle puise dans les difficultés qui l’assaillent, l’énergie et l’ingéniosité d’un nouveau bond en avant. Face aux menaces qui pèsent sur la monnaie unique et la zone euro, la Commission et le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement parachèvent l’Union économique et monétaire en instituant un gouvernement économique chargé de piloter la convergence entre les Etats membres. Ils mettent sur pied un Fonds monétaire européen en vue de casser la spéculation sur les dettes souveraines ; augmentent le budget de l’UE et la dote de ressources propres. Ils multiplient les politiques communes dans le cadre des « coopérations renforcées ».
La force motrice de ce second souffle est le couple franco-allemand, réactivé en vue de la présidence française du G20 en 2011, dont M. Sarkozy entend faire un moment fort de la réforme de l’économie mondiale. L’UE s’affirme comme une Europe-puissance, pôle autonome dans le monde multipolaire du XXIe siècle, capable de défendre ses préférences collectives, son modèle social, son idéal de civilisation.
Le troisième scénario, « gris », est celui de la perpétuation du statu quo. Les acquis de l’UE (marché unique, droit communautaire, euro, Banque centrale européenne…) sont maintenus et défendus, mais on en reste là. Le projet fédéraliste d’une Europe- puissance est abandonné ; celui, intergouvernementaliste, d’une Europe-espace, grand marché de 500 millions de consommateurs, s’impose.
L’UE se résigne à être une confédération intégrée d’Etats-nations, pratiquant le soft power, sous l’hégémonie des Etats-Unis. Elle continue à produire des normes et du droit, poursuit et amplifie quelques politiques communes. Elle veille à pacifier son environnement géostratégique par sa politique d’intégration et/ou de « partenariats privilégiés » avec les Etats situés sur son pourtour. Elle intègre les pays balkaniques et la Turquie et accueille favorablement les demandes de l’Ukraine, de la Biélorussie, voire du Maghreb. Elle est le pilier solide, loyal, mais subalterne d’un ensemble occidental – l’Euramérique – conduit par les Etats-Unis.
N’en déplaise aux Cassandre, le « scénario noir » n’est pas le plus probable. L’Allemagne est le pays qui profite le plus de l’UE. Elle y réalise les trois quarts de ses excédents commerciaux : 128 milliards d’euros sur 153, au total en 2008, selon la Bundesbank. Elle acceptera les compromis pour sauvegarder l’UE et même la conforter.
Les quatre familles qui structurent son champ politique – la démocratie-chrétienne, la social-démocratie, les Verts, les libéraux-démocrates – sont europhiles. Elles sauront maîtriser les élans souverainistes qui agitent l’opinion allemande.
Le solo de l’Allemagne dans la mondialisation n’est pas une perspective réaliste : l’industrie allemande sera à son tour victime des dumpings monétaire, social, financier, environnemental pratiqués par certains grands émergents. La population d’outre-Rhin décroît et vieillit. Les salariés allemands n’accepteront pas la stagnation des salaires et la montée de l’insécurité sociale, exigées comme prix du maintien de la puissance exportatrice du « site Allemagne ». Déjà le SPD a adopté, à son congrès de Hambourg (2009), l’institution d’un smic allemand, l’augmentation générale des salaires, l’avènement de l’Etat social préventif. La relance de la consommation en Allemagne et dans les pays disposant d’excédents commerciaux stimulera la croissance en Europe.
Le « scénario rose », que portent les socialistes européens, est le plus ambitieux, mais il n’est pas hors de portée. Il suppose une stratégie volontariste et différenciée de la construction européenne : d’abord la relance du couple franco-allemand, sans laquelle rien de sérieux n’est possible. Ensuite, la multiplication des « coopérations renforcées » entre divers Etats membres, pour mettre en oeuvre des politiques communes. Ces avant-gardes seront de compositions variables selon les politiques, comme ce fut déjà le cas pour l’adoption de l’euro, l’Europe de Schengen, ou celle de la défense et de l’armement. Ouvertes aux autres Etats européens, elles auront un effet d’entraînement sur l’Union.
La maîtrise des dettes souveraines, la sortie de crise, la réforme du système financier international, l’avènement d’une croissance « intelligente, durable, et inclusive », seront ses objectifs. Le « scénario gris » est le plus probable : il est loin d’être exaltant, mais il ne comporte rien d’irréversible. Ce gris peut être tiré vers le rose. Il appartient aux pro-européens, et aux socialistes et aux Verts, de s’en charger.